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[fanfic] La part de l'hôte


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Rédigé dans le cadre du second tome du Compendium, articulé autour de Thog, ce court récit fait immédiatement suite aux événements de la nouvelle de REH Xuthal la Crépusculaire publiée en 1933 sous le titre The Slithering Shadow.

 

La part de l’hôte

 

Entendez-vous crier du fond de vos entrailles ?

Sans trêve on vous appelle, infortunées semailles,

Comme le sang le sang et le brasier la cendre.

Le long de cette sente, il faudra bien descendre !

Poème shémite

 

Sous le dais de la palmeraie, avec le clapotis rassurant de l’eau, les dunes voraces n’étaient plus qu’un paysage qu’empourprait le crépuscule. La jeune Brythunienne se tenait à la limite d’un champ de fonio. Les épis effleuraient ses cuisses d’albâtre encore meurtries par le fouet. Avec un abandon distrait, sa main fine reposait sur un tronc alors qu’elle scrutait la désolation dont elle avait émergé avec son compagnon, quatre jours auparavant.

 

Dans le petit monde de Fovéta, oasis perdue à la frontière des Royaumes Noirs, l’arrivée des deux étrangers avait été un événement. Là d’où ils venaient, la mort sèche étendait ses doigts osseux. Aucune route commerciale ne s’aventurait de ce côté depuis des décennies et les bêtes du désert évitaient ces parages. Et pourtant, ce n’étaient pas des esprits qui, encroutés de sable, s’étaient laissés tomber à genoux pour boire à même la seguia.

Si l’esclave avait de quoi faire chavirer le chamelier le plus endurci, avec sa carnation délicate et sa chevelure d’or cascadant le long de son dos tandis qu’elle portait l’eau bourbeuse à ses lèvres, son compagnon n’était pas en reste. À plat ventre, le colosse s’abreuvait, la tête tout entière trempée dans l’eau du canal. Ses épaules musculeuses, marquées d’un entrelacs de cicatrices dont les plus larges étaient toutes récentes, évoquaient la souple puissance d’un lion du désert. Avec des gloussements et des coups de coudes, les femmes avaient abandonné le travail des champs pour détailler à loisir le sculptural étranger. Les plus entreprenantes avaient couru au shadouf le plus proche pour puiser de l’eau claire, qu’elles avaient amenée dans des bassines.

Une fois rafraîchis et conduits dans l’ombre bienfaisante d’une maison de terre crue, les nouveaux venus avaient été interrogés par les Cinq – les vieillards des familles de Fovéta.

« Je suis Conan, un Cimmérien, avait déclaré l’homme. Et voici Natala, de Brythunie. Nous étions perdus dans le désert jusqu’à ce que nous trouvions Xuthal. De cette ville, je ne veux pas parler. »

Le nom de Xuthal était connu des anciens, encore que voilé de mystère et de crainte. Les Cinq hochèrent la tête d’un air pénétré et n’enquêtèrent pas plus avant. Les lois du désert étaient claires : quand on a de l’eau en suffisance, on en offre à l’étranger ; on lui offre le repos éternel, lorsqu’on est soi-même assoiffé. D’où il vient, où il va, cela n’est l’affaire de personne ; quant à Xuthal la Maudite, que les sables la boivent.

 

Cela faisait donc quatre crépuscules passés à contempler le désert. À deviner la cité au-delà de l’horizon, les reflets verts de ses minarets et de ses dômes, le chant de ses fontaines, ses riches appartements, ses couches devenues catacombes, et dans ses tréfonds, dans les ténèbres, le puits béant d’où…

« Tu étais là. »

Tirée de sa rêverie, Natala se retourna, éperdue. À la vue du Cimmérien, elle frissonna malgré elle. Ses étreintes la glaçaient, désormais, et il semblait s’en être aperçu. L’odeur de bique des femmes du camp qu’elle sentait sur lui l’eût rendue folle de jalousie quatre jours auparavant mais la rassurait à présent. Conan fixait lui aussi les dunes, par-dessus sa tête. Soudain, il lâcha :

« J’ai assez vu ce désert, Natala. Almuric est mort, mon épée est libre à nouveau. Je partirai demain. »

Sans moi, comprit-elle. Ce ne sont pas uniquement les sables qui le lassent. Il a assez vu Natala, fille de Brythunie.

« Tu es libre aussi, poursuivit-il. Une caravane te conduira où tu le souhaites. J’y ai veillé. Voici pour toi. Pour t’établir dans la civilisation. »

Il déposa entre ses mains ivoirines trois barreaux d’or massif. Tout ce qui lui restait de Xuthal, soupçonnait-elle. Alors qu’il s’éloignait d’un pas vif, la jeune fille se dit qu’elle ne le reverrait jamais.

 

***

 

Nkemdilim et ses hommes ne se pressaient plus. Les cinq truands avaient rabattu leur proie dans une impasse. Si agile fût-elle, la jeune fille blanche ne pouvait plus leur échapper.

« Petite ! gazouilla leur meneur. Prête ou non, nous voilà ! » La lune faisait étinceler ses dents en or et la dague à sa ceinture. Ses acolytes appartenaient comme lui à la racaille qui infestait le port de Kulalo en quête d’une proie qui aurait échappé aux pirates de la Côte Noire. Cela faisait plusieurs jours qu’ils avaient repéré la gamine sur les quais. La fille de l’étrangère recueillie par Ayotunde, le receleur, une douzaine d’années plus tôt.

Quelques pas plus loin, les maisons de bois s’avachissaient contre l’enceinte du temple de Derketo. En dehors des rumeurs de la jungle proche et des gémissements que proféraient en mesure, de l’autre côté du mur, les sarabandes de fidèles de la déesse, tout était calme. Recroquevillée au centre de la petite place, Jais attendait ses agresseurs.

« Voilà ce qui va se passer, annonça Nkemdilim alors que ses comparses dessinaient un arc de cercle derrière lui. Y a deux jours, Ayotunde a reçu la visite d’une pirate shémite et de ses lieutenants. Leur a acheté trois coffres. Pierres, soieries, lotus séché, peu m’importe. Je veux ce butin et tu vas m’aider à l’obtenir. »

S’accroupissant devant la jeune fille, il saisit son menton et la força à le fixer dans les yeux.

« Je sais que la boutique du vieux est protégée, la nuit. Mais ta Brythunienne de mère, y l’a à la bonne, pas vrai ? Elle lui a pondu, quoi, trois gamins à lui ? Et toi, la bâtarde, il te tolère dans les parages, non ? Paraît que tu manges même à sa table, comme si que t’étais sa fille ! Moi, chuis sûr que si tu nous accompagnes, les gars et moi, jusque chez toi, avec ça sous la gorge – la lame de bronze se promenait à présent devant les yeux de Jais – Ayotunde, y nous laissera ses coffres. De bon cœur. Même que si vous êtes bien sages, on y touchera pas, à ta chienne de m… »

Avec la fulgurance d’un mamba, Jais ramena sa main gauche de derrière elle et frappa Nkemdilim au visage, avant d’abattre à deux reprises la pierre ensanglantée qu’elle avait dissimulé derrière elle sur le poignet droit du truand. Revenus de leur surprise, les brigands se jetèrent sur elle avec un juron, mais elle avait déjà roulé hors d’atteinte.

« Faiviffez fette garfe ! » hurla leur chef, la main gauche sur ce qui restait de son nez et de sa lèvre supérieure.

D’un mouvement tournant, la jeune fille retirait déjà la dague subtilisée des tripes du plus rapide de ses adversaires et se précipita contre l’enceinte du temple où elle prit appui pour rebondir par-dessus deux d’entre eux, médusés. Avant qu’il n’ait pu pivoter, le premier se chiffonnait déjà sur le sol, les reins transpercés. Un début de panique fit donner à son comparse un coup mal assuré qui glissa sur l’omoplate de Jais. Plongeant sous son épée courte, elle l’atteignit à son tour au ventre et fit jaillir ses entrailles. Le voyant s’affaisser, le dernier homme de main tourna les talons et prit la fuite. Il ne fit que quelques pas : la pierre que Jais n’avait toujours pas lâchée l’atteignit derrière la nuque et l’envoya rouler sur le sol, inconscient. Dans un chœur de râles et de gémissements, la jeune fille blanche s’avança vers Nkemdilim toujours agenouillé.

« Voilà ce qui va se passer… » annonça la fille de Natala, un sourire sinistre au lèvres.

 

Lorsqu’elle se coucha cette nuit-là, après s’être débarbouillée à une fontaine publique et avoir pansé l’estafilade sur son dos, l’atmosphère de la chambre étriquée la suffoqua. Le souffle calme de sa famille l’insupportait. Elle lutta longtemps contre le sommeil, puis les rêves reprirent, plus pressants, plus entêtants encore.

 

***

 

Dans les abysses visqueux dont Xuthal était la margelle, il croupissait. Les fondateurs de la cité le nommaient Thog lorsqu’ils ne pouvaient éviter de penser à lui, mais son nom véritable, nul ne le connaissait. Dans sa pensée viscérale, il n’avait cure de noms : le sang seul importait. Car si au plus profond de son antre en-deçà du monde, on ne trouvait pas davantage de temps que de lumière ou d’espoir, on y trouvait la Faim. La Faim et, plus récemment, la Douleur.

Presque quinze ans auparavant, pour la première fois de son existence, il avait été blessé. Lacéré de coups de poignard, mutilé par un sabre, mis en fuite moins par l’acier que par la fureur du Cimmérien qu’il avait affronté. Si graves que fussent ses blessures, toutefois, Thog guérissait. Le lotus doré dont se délectaient entre deux rêves les habitants de la cité régénérait petit à petit ses chairs obscènes, lui rendait bribe par bribe sa force. Aussi, dans les mois qui avaient suivi la fuite de Conan et de Natala, la créature s’était-elle souvent hissée à la surface pour se gorger de proies. Mais à présent cette nourriture se faisait rare : ce peuple de rêveurs était presque éteint, et cette génération n’était plus que l’ombre de ses énergiques ancêtres, amollie par cette vie onirique où les moindres désirs, sitôt émis, étaient comblés. Quelques visites encore et le dieu de Xuthal ne régnerait plus que sur des pierres mortes. Les sables engloutiraient la cité et seuls quelques minarets rongés par les vents subsisteraient. Alors, tenaillé par la Faim, affaibli par ses plaies encore suintantes, Thog se réfugierait-il pour des millénaires dans le sommeil.

Ainsi sortirait-il de la mémoire des hommes.

 

Du moins, ainsi en serait-il sorti si Conan avait été un homme ordinaire, si le courage de Natala ne s’était nourri de sa compassion ou si les femmes n’étaient pas des femmes et les hommes des hommes.

 

Après son impossible exploit, le barbare avait traîné sa carcasse déchiquetée jusqu’à Natala, puis jusqu’à la surface. À chaque pas, le moribond répandait sur le marbre un peu plus de son sang, de sa raison et de sa volonté. Enfin, il s’était écroulé au pied de la fontaine argentée vers laquelle sa compagne l’avait guidé. Hébété, Conan avait à peine senti les mains de la Brythunienne baigner, puis bander ses plaies infectes. L’eau n’y ferait rien, avait-elle compris. Les lambeaux de peau noirâtres, putrescents, pendant de son dos, la puanteur qui s’en élevait, sa bouche crevassée entrouverte, sa respiration sifflante… Conan n’avait plus même la force de délirer, d’évoquer ce festin des épées auquel les guerriers du Nord, croyait-elle, étaient conviés par de brutales vierges, à l’heure du trépas.

Puis elle avait trouvé une jarre contenant l’élixir doré qui rendait force et santé à qui en buvait. La vie avait afflué en Conan, il s’était relevé, ses plaies immondes se réduisant à de saines cicatrices et tous deux étaient parvenus jusqu’à Fovéta. Dans cette oasis, il avait serré contre lui d’abord la peau souple de Natala, puis celle d’épouses et de filles de chameliers. Et la nature simple du barbare lui avait permis de substituer rapidement les plaisirs de la chair à l’étreinte venimeuse du monstre. Bientôt, Thog ne fut plus qu’une abomination parmi d’autres, Xuthal une cité maudite parmi d’autres.

 

Mais s’il avait soigné sa chair et son esprit, même le vin merveilleux de Xuthal ne pouvait purger tout à fait la semence mortifère de Thog. Celle-ci était devenue une part du Cimmérien et accroissait encore sa vigueur et sa force extraordinaires. Grâce à elle, Conan continuerait, même au seuil de la vieillesse, à fendre haubert et crâne d’un coup d’estramaçon. Grâce à elle, le vieux roi d’Aquilonie visiterait encore, le feu aux tempes, la couche de jeunes beautés séduites par sa force et son énergie. Quant au nombre de ses enfants, nul au juste ne le connaîtrait.

 

***

 

A l’aube, Jais, juchée sur un chameau, contemplait enfin Xuthal. Sous le chèche qui la protégeait des ardeurs du soleil, la jeune fille soupira d’aise. Elle n’aurait su dire combien de fois elle avait parcouru en rêve ses remparts, ses corridors, ses serres de lotus noirs et dorés, ses souterrains enserrant l’abysse. Elle était enfin chez elle. Douleur lancinante née dans son adolescence, l’appel en elle s’était fait symphonie triomphante. Elle admirait sa cité qu’elle revivifierait avec ses frères et sœurs. Le cœur d’un royaume florissant qui déborderait bientôt du désert.

Du talon et d’un claquement de langue, la première des enfants de Conan lança le chameau à la rencontre de son autre père.

 

 

FIN

 

Rédigé entre avril et septembre 2017

Modifié par Not Quite Dead
Mise en forme du texte.
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